Interview Jean-Pierre LUTGEN

Facebook , est là pour animer la visibilité offerte par le web

Une montre à chaque bras… Moins pour gérer le décalage horaire entre Hong Kong et l’Europe que pour attirer le regard, pour transformer son poignet en objet de communication… En la matière, Jean-Pierre Lutgen sait y faire.

Son métier, il l’a appris au début des années 90, quand il s’est transformé en roi du gadget publicitaire. Puis, brisé dans son élan par les premières salves de… l’e-commerce – on a rapidement pu acheter tous les gadgets personnalisables sur le web – il a rebondi en se lançant un nouveau défi : une collection de montres « designed in Bastogne » mais « made in Asia ». Ice-Watch était née.

La recette du succès : une idée qui a su faire la différence dans un marché aussi saturé que celui des soft drinks, une valeur sociale incarnée dans un slogan – « Change, you can » –, un design étudié, un tempérament de bosseur et, surtout, quelques solides doses de culot. Il se vend aujourd’hui des milliers d’exemplaires d’Ice-Watch chaque jour aux quatre coins du monde.

De quoi créer en Belgique quelques dizaines d’emplois de créateurs, commerciaux, secrétaires et autres web-designers. Sans compter les emplois dans la fabrication sous-traitée à des usines en Asie. L’e-commerce, qui a failli l’emporter voici moins d’une décennie, fait désormais partie intégrante de la stratégie Ice-Watch où la boutique réelle reste cependant « le » fer de lance de la marque.

Après les sites web corporate du début des années 2000, la présence des entreprises sur les réseaux sociaux est-elle la nouvelle étape indispensable pour assurer notoriété et croissance ?

Tout à fait. L’arrivée des réseaux sociaux a permis aux entreprises d’aller chercher leurs clients, plutôt que d’attendre que ceux-ci viennent visiter leur site. Toutes les entreprises peuvent y trouver un intérêt. Même si elles font du B2B. Donc, même pour les relations d’entreprise à entreprise, les réseaux sociaux peuvent avoir un impact non négligeable, ne serait-ce qu’en matière d’e-réputation voire de valorisation de la société.

Les réseaux sociaux sont-ils donc un vecteur de croissance ?

Ils sont certainement un vecteur de croissance mais également un vecteur de notoriété, de contact permanent.

Peut-on imaginer qu’Ice-Watch aurait percé de la même manière il y a 20 ans sans Facebook ou d’autres réseaux sociaux ?

On peut le considérer à condition de considérer qu’il n’y a pas que les réseaux sociaux sur le web ! Qu’est-ce qui a facilité la croissance d’Ice-Watch ? Internet bien sûr, à commencer par les e-mails ! Quand j’ai lancé ma boîte de communication au début des années 90 on envoyait des fax pour vendre ou valider un produit. Pour mémoire, c’était en noir et blanc, sans couleur ! Désormais, grâce au courrier électronique, je peux envoyer un projet de montre visible sous toutes ses coutures. Par-delà, et toujours pour mémoire, le web permet de diffuser mondialement les caractéristiques de produits sans devoir passer par une impression papier. Tout est visible partout dans le monde et par tout le monde si on le veut. On l’oublie parfois mais c’est énorme en matière de visibilité.

Puis Facebook est arrivé…

Facebook est là pour animer la visibilité offerte par le web ! Les réseaux sociaux amènent le client vers le site Internet qui normalement doit conduire vers des ventes. Facebook permet d’aller chercher un maximum de fans et de les animer, pour la suite on espère qu’ils vont acheter en boutique ou en ligne. Pour le premier vecteur de vente on est blindé, pour le second c’est précisément sur ce quoi on est en train de travailler. Avoir un site de vente en ligne c’est bien mais si personne ne le connaît, il ne servira pas à grand chose…

La valeur d’une entreprise tient-elle désormais à son e-réputation ?

Je ne dirai pas qu’elle ne tient qu’à cela mais c’est très important pour une marque. Un mauvais buzz provoquant une réaction négative sur les réseaux sociaux peut avoir beaucoup d’effet. Dans le secteur horloger, au niveau mondial, avec 4 500 000 fans nous sommes la marque leader sur Facebook. Nous sommes devant Tiffani, Swarovski, Swatch… Tous secteurs confondus, nous sommes dans le top 200 à côté de produits comme Nutella, Coca-cola, Nike, Master Card, Kellogs… Pour la valorisation de la marque et de l’entreprise, ce leadership est très important. Pour être clair, j’estime qu’Ice-Watch vaut plus parce que l’entreprise a 4,5 millions de fans sur Facebook. Disons qu’avec cette reconnaissance mondiale, notre marque représente une valeur financière importante.

Tout cela n’est pas venu en quelques semaines…

La compétition est dure. Le succès ne se crée pas tout seul ! Obtenir ces résultats suppose un gros investissement financier. D’abord parce qu’on paie pour poster des messages à destination de certaines cibles. Ensuite parce qu’au sein de mon équipe six personnes bossent sur ces questions au quotidien : quatre emplois sont dédicacés à Facebook, un employé s’occupe de Twitter et un autre écrit les textes selon les codes en vigueur sur les réseaux sociaux.

Leur job ?

Par exemple, interagir avec des événements nationaux. Les grands classiques : la montre hollandaise pour le nouveau roi de Hollande, la française pour un grand événement dans l’Hexagone, celle aux couleurs d’un club de foot sur une belle victoire… Si une nouvelle application est en vue, on poste un message. Il nous arrive de lancer des jeux… Important de ne pas lasser tes fans. De plus, nous travaillons dans différentes langues.

Le tout se mesure en nombre de fans ?

Nous sommes attentifs au nombre de personnes qui ont vu un post, ceux qui l’ont « liké », ceux qui ont répondu… Deux exemples réels pour comprendre : la vidéo d’une représentation de montre en Colombie a été vue par 584 000 personnes, 5 000 l’ont likée et 111 ont laissé un message. Par contre, le dernier clip d’Avril Lavigne où elle porte une Ice-Watch avait été vu, mi-mai 2013, par 121 000 personnes. Parmi elles, 4 000 l’ont liké et 250 ont laissé un message. C’est intéressant car pour un nombre de vues bien moindre, le score de « Like » est identique et celui de messages deux fois plus important, donc c’est un investissement intéressant.

Comment ça marche ?

Nous utilisons les services d’une société de conseil en matière de business sur les réseaux sociaux. Quelle cible pour quel produit ? Quel type de post ? À quel moment de la journée ? Quels messages publicitaires ? Tout est calculé pour que les gens aillent cliquer… À nous cependant d’avoir des produits pour attirer les fans.

Combien ça coûte ?

Nous investissons entre 10 000 et 50 000 euros par mois sur les réseaux sociaux. Mais tout n’a pas le même prix : collecter un fan en France n’a pas la même valeur que collecter un fan en Malaisie. Dans l’analyse du portefeuille de fans, la quantité n’est pas tout, elle se compare au marché potentiel. Au besoin, on ajuste notre communication pays par pays. Dernière chose : Facebook n’est pas tout, encore faut-il avoir des messages à envoyer, des infos qui intéressent les fans et… de bons produits à promotionner.

À côté du site web classique, quels outils est-il indispensable de développer désormais : e-mailing, réseaux sociaux, promos en ligne… ?

Tout dépend du produit que vous vendez. Mais en général, tous les outils de promotion sont indispensables. Il faut juste savoir toucher sa cible en plein cœur. Un e-mailing destiné à 1 000 contacts bien ciblés sera plus efficace qu’un e-mailing massif envoyé à un million d’adresses lambda. Et une pub diffusée en masse sur Facebook sera beaucoup plus chère qu’une pub diffusée uniquement à destination de personnes qui correspondent à la cible. Dans le même sens, une pub Google diffusée sur des mots-clés trop généraux ne sera pas aussi efficace qu’une campagne diffusée sur des mots-clés bien précis. Même le terme « réseaux sociaux » est trop général. Un certain réseau social peut convenir parfaitement à un certain produit, tandis qu’un autre peut avoir peu d’utilité pour le développement si les personnes qui le fréquentent ne correspondent pas à la cible.

Entre système de clics payants et un excellent référencement, que choisiriez-vous ?

Un excellent référencement avant toute chose ! Le système de clics payants peut être un plus et éventuellement combler un mauvais référencement sur certains mots-clés. Une campagne payante bien ciblée sera toujours efficace mais tout est une question de ciblage.

Pratiquez-vous « l’intelligence stratégique » ou la « veille stratégique » ?

Oui, nous la pratiquons inconsciemment depuis toujours. Nous sommes très attentifs à ce qui se passe sur notre marché et pouvons donc être très réactifs. Nous sommes très attentifs par exemple à garder notre position de leader. On surveille aussi ce que font les autres, on voit par exemple très bien quand la concurrence lance des campagnes de recrutement de fans. Ce que nous faisons également d’ailleurs : avant le salon mondial de l’horlogerie de Bâle nous avons boosté notre budget pub sur Facebook pour garder notre position de leader. Nous n’avons pas de système de gestion de l’information à proprement parler. Chaque département gère le domaine qui le concerne mais on partage les informations essentielles : quand on sort une nouvelle collection, les équipes web sont évidemment prévenues néanmoins elles gèrent la communication en autonomie.

Une entreprise peut-elle tout dire ou laisser dire sur les réseaux sociaux ?

Non ! Comme c’est l’entreprise qui pousse l’information vers ses clients, il faut veiller à ce que l’information les intéresse. La pire des choses est de publier trop d’informations inintéressantes, cela donnerait envie aux gens d’arrêter de suivre la marque. Dans l’idéal, il ne faut jamais laisser trop parler sur les réseaux sociaux. Mais pour cela, il faut être présent et il faut veiller. Un message négatif à la base peut être transformé en message positif si la marque se montre réactive et efficace. On essaie, parmi les milliers de messages, de les gérer. Facebook a un système assez bien fait et on s’en sert.

Les PME semblent peu intéressées par l’e-commerce. À votre avis, pourquoi ?

Je ne partage pas cet avis. À l’heure actuelle, je pense que la plupart des entreprises ont conscience qu’elles ne peuvent négliger l’e-commerce. Les entrepreneurs savent qu’ils doivent y passer mais ne savent pas toujours comment s’y prendre, ni par où commencer. C’est notamment le cas avec ceux qui sont « allergiques » aux réseaux sociaux ou qui ne les maîtrisent pas. Comme toute avancée technologique, il faut la cadenasser pour éviter d’avoir à en subir les inconvénients éventuels mais ça reste un outil absolument fabuleux. Communiquer avec 4,5 millions de fans sans devoir payer (puisque par définition on investit pour en avoir de nouveaux, pas pour conserver les existants), sans devoir imprimer de papier et de manière instantanée, c’est génial.

Le commerçant doit-il aujourd’hui investir dans sa vitrine réelle ou sa vitrine virtuelle ?

D’abord dans sa vitrine réelle. Mais développer sa vitrine virtuelle est un plus non négligeable, en terme de service, de vente et de visibilité.

Pratiquez-vous l’e-commerce avec succès ?

Nous, en lançant notre montre, n’avons pas commencé par là mais nous nous préparons à réagir à l’évolution générale des choses. Cela étant, c’est une équation à plusieurs données.

D’abord, nous constatons que certaines marques ont des vitrines réelles qui ne sont pas nécessairement des points de ventes. C’est le cas d’Apple qui a créé des boutiques où le client peut tout essayer sans vraiment être sollicité pour un acte d’achat. Par contre, Apple a développé des boutiques virtuelles très performantes qui favorisent l’acte d’achat au moment où le client en a l’envie et les moyens. Sur le principe, il faut donc bien conserver les vitrines réelles qui sont des outils de promotion. Mais, dans la réalité de notre métier, devenir des lieux de découverte et pas nécessairement de vente, c’est difficile pour nos commerçants indépendants.

Ensuite ?

Ensuite, au départ, nous avons conçu notre business pour protéger notre réseau de distributeurs et de détaillants. Mais, vu notre succès, Amazon s’est emparé de notre marché, ce qui a été dévastateur sur une partie de l’Europe. À leur niveau, seul le prix compte puisqu’ils n’ont ni la structure, ni les charges d’un bijoutier dans une rue commerçante. Ils se sont fournis chez certains de nos distributeurs et ont bradé les prix… Le risque ? Détruire la marge bénéficiaire des différents acteurs d’un marché et en fin de compte tuer le produit. Pour celui qui a besoin d’une visibilité et donc de vitrines réelles, ce qui est bien notre cas, c’est un jeu dangereux.

La réponse ?

Nous la développons en ce moment : plate-forme d’e-commerce qui offre une sécurité pour le client et qui respecte les différents maillons de la chaîne. Ainsi, aujourd’hui, nous vendons en ligne dans différents pays mais nous laissons le business de l’e-commerce aux distributeurs de ces pays. De cette manière, nous ne les concurrençons pas et ils prennent leurs responsabilités face à leur propre réseau local de vente.

Qui réagit comment ?

Les bijoutiers le savent, ce sont des évolutions inéluctables. Le bijoutier a horreur de l’e-commerce qui brade les prix mais il sait qu’avec notre système qui respecte les prix suggérés, il peut faire la différence en terme de conseil et de service après-vente.

Qu’en est-il des promos sur les sites de type « ventes privées » ?

C’est souvent du « one-shot », très limité dans le temps. Pour nous, ça reste une bonne manière de liquider des stocks, des fins de collection… Nous maîtrisons tout, depuis les prix jusqu’au timing.

 

De manière plus générale, y a-t-il une place pour l’e-commerce pratiqué par petites structures locales alors que des majors ont déjà envahi le marché ?

Il est vrai que les géants de l’e-commerce rendent la vie dure aux petits sites d’e-commerce. Néanmoins, je pense qu’il y aura toujours de la place pour des structures locales. Il faut arriver à se distinguer en proposant quelque chose de différent, de mieux. Comme il est très difficile de faire mieux qu’Amazon en terme de service, il faut se démarquer via l’expérience utilisateur de son site et via l’expertise qu’on a sur les produits qu’on vend. Comme par exemple proposer des fonctions de recherches plus élaborées, un design attractif… Comme mettre en avant la proximité avec le client. Comme montrer qu’on est expert dans ce qu’on vend, donner de bons conseils.

Le web est-il le nouveau média indispensable pour le recrutement ?

Il devient très difficile de ne pas utiliser cet outil pour le recrutement. Linkedin par exemple, est très utile pour le recrutement dans certains domaines. Nous, nous postons les offres d’emploi sur le web, dans notre secteur où nous avons besoin de créatifs dans beaucoup de domaines c’est extrêmement important.

Aujourd’hui, quelles sont les qualités d’un site e-business ?

L’impression de confiance qu’il dégage, la simplicité d’achat et la mise en avant d’un service après-vente rapide et irréprochable. S’il est efficace, il créera de la notoriété. Et représentera de nouvelles opportunités de croissance.